Technoromantisme ou faut-il sauver le chat ?

Nous croulons sous nos productions : industrielles, matérielles, intellectuelles, artistiques… Nos besoins essentiels sont noyés par cette surproduction et nos valeurs sont laminées par cet envahissement. La redéfinition de nouvelles valeurs est devenue un sujet de préoccupation important pour les artistes. Ils redécouvrent les chemins romantiques de l’interrogation existentielle, de la création du sens : loin de l’art pour l’art, l’art technoromantique redéfinit aujourd’hui les contours de nos nouvelles sensibilités, de nos nouvelles perceptions, de nos prises de position sociales et environnementales. Les artistes sont sur les barricades de la vie. Ils redéfinissent en temps réel, ce que seront les valeurs de la société techno-écologique qui se dessine. Le kaléidoscope de l’art contemporain combine le réalisme, l’implication sociale, la thérapie, la spiritualité renouvelée, le mixage culturel, la réappropriation du champ scientifique. Les limites de notre pouvoir technique et économique émergent, même si notre inertie, nos désirs ne nous encouragent pas à faire face à cette réalité. Encore un peu de faux confort, de somnolente chaleur, de paillettes chimiques, pourtant on sait bien que le monde vibre sous nos pieds. Tout près, nous vivons au rythme des inondations, tout près nous sentons nos corps et nos esprits malades, tout près les poissons ont disparu… Les injustices donnent du crédit aux utopies simplistes, mères de nouvelles barbaries. Rien n’est simple en effet, notre univers est régi par les interactions, les interdépendances, les réactions en chaînes. De jolis incendies se préparent, inévitables, le feu et l’eau vont nous réveiller de notre torpeur. Et dans l’action du feu, faudra-t-il sauver le chat ou le Rembrandt ? Faudra-t-il dans les urgences à venir, préserver la vie ou les futiles amusements que sont l’art, les jouets technologiques et toutes nos productions plus ou moins inutiles ?

L’art est une écologie de l’esprit : les artistes posent par leurs objets, leurs gestes, les bases concrètes de nos réflexions, mais surtout de nos contradictions. De contradictions en paradoxes, nos vérités émergent dans l’inframince. Même les plus contestables propositions artistiques nous mettent face à nos vérités profondes. L’art nous montre en miroir que les prises de conscience et les changements nous appartiennent. L’idée du Technoromantisme s’insère dans cette complexité, dans un constat élargi de nos sensibilités. Il invite à une réflexion écologique, sur les limites des technosciences dans une éthique vaste de l’art. La poésie, l’ironie, le cynisme sont aussi ses armes. Et si des artistes technophiles - Eduardo Kac, Orlan, Stellarc - nous rappellent les positions inhumaines et pathétiques des futuristes, nos esprits sont sans doute prêts à relativiser, à critiquer et à s’opposer à leurs points de vue. D’autres artistes - Pierre-Philippe Freymond, Art Orienté Objet - prennent des positions éthiques contre les manipulations génétiques.

Les artistes précurseurs de la sensibilité technoromantique sont Duchamp, Yves Klein, Joseph Beuys et plus récemment Jean Dupuy, James Turrell… Les gestes de Duchamp sont des gestes écologiques : ils étendent l’art à notre univers naturel et artificiel, l’art à la vie. L’art n’est plus rétinien, mais devient temporel et corporel. Klein poursuit cette démarche phénoménologique. Pour lui, le monde, la nature est le ready-made primordial, essentiel. L’art n’est qu’un prétexte de communion avec l’univers. " La vision cosmique d’Yves Klein allie l’humanisme à la technologie et s’épanouit dans un vaste programme de retour à la nature dans un Eden technique " écrivait Pierre Restany. Pour Beuys, l’art a une fonction de transformation spirituelle de chaque homme. Ce changement écologique est le germe d’une transformation sociale. Jean Dupuy est aussi un précurseur des arts technoromantiques articulant l’interrogation écologique, les technologies et la phénoménologie. L’art de James Turrell s’ancre dans une pratique spirituelle que chacun peut expérimenter corporellement. Il utilise la lumière comme matériau afin de travailler le médium de la perception. " Je ne suis pas un artiste de la lumière. Je suis plutôt quelqu’un qui utilise la lumière comme matériau afin de travailler le médium de la perception ". L’expérience dans les œuvres de Turrell est celle d’une méditation lumineuse, de la lumière comme présence et comme révélation. Dans Roden Crater, l’expérience est celle du lien avec la nature et l’univers.

Olafur Eliasson est l’un des artistes qui s’inscrit certainement aujourd’hui dans cette philosophie technoromantique. Il combine une approche phénoménologique de la perception, une vision écologique, une dimension scientifique et expérimentale, une intention utopique de transformer le spectateur. " Pour moi, une idée ou une vision romantique est l’expression de la croyance que cela vaut la peine de faire de l’art aujourd’hui avec un peu d’optimisme et de contenu anti-apocalyptique ". Eliasson exprime dans cette phrase son intention de rupture avec la dimension morbide qui est celle de la grande majorité de l’art contemporain actuel. Sans doute l’enfance islandaise d’Eliasson est-elle importante pour comprendre sa démarche engagée vers une écologie technologique. L’Islande est un pays où la nature est très présente, mais aussi où la technologie va permettre de résoudre à l’échelle du pays insulaire les problèmes de la pollution. Les voitures seront progressivement équipées de moteurs utilisant un hydrogène produit par géothermie, et donc sans aucune pollution. Eliasson souhaite nous rendre responsables et impliqués positivement dans notre vision du monde. " Le monde des musées et des expositions rend le public trop souvent passif, au lieu de l’activer. Les institutions persistent à uniformiser la pensée, à objectiver la vision par leur manière de communiquer. Si le public s’engage dans une situation stimulante, celle-ci s’engage en retour. Il s’opère une inversion du sujet et de l’objet : le spectateur devient l’objet, l’environnement devient le sujet ".

Des œuvres comme Cloaca de Wim Delvoye pourraient aussi s’inscrire dans le technoromantisme. Cette œuvre combine l’utilisation d’une haute technicité avec la dimension d’une critique ironique de la société technologique : une société qui produit de la " merde " dans une grande débauche de moyens. Cloaca humanise la machine, elle lui fait produire des sécrétions, du sale, de l’organique, de la nature, du déchet. Les démarches technophiles ont au contraire comme intention de plier l’homme à la mécanique, de remplacer l’homme par la machine.

L’Art Planétaire prend la Terre comme matériau d’émotion et de réflexion artistique. Cet art dessine une utopie écologique, il célèbre une poésie de la distance et un imaginaire géographique sur la planète qui est le seul horizon humain. Le projet Site_non-site est une installation planétaire et architecturale dans le site remarquable du " Chaos " en Normandie. Une grange, située face à la mer dans ce site naturel exceptionnel, est percée sur toutes ses faces de trous de boulin (environ soixante trous qui ont servi à la construction du bâtiment). Des lampes, situées dans chacun de ces trous, s’allument en temps réel en fonction de la température dans le grand site sacré aborigène Uluru, monolithe situé au cœur du désert rouge australien, à l’autre bout de la planète. Ainsi, au cœur de l’hiver à Longues, au milieu de la nuit, quand la température avoisine les 40 degrés à Uluru, presque tous les trous de boulin sont éclairés. Au cœur de l’été à Longues, au milieu de la journée, quand les températures sont négatives à Uluru, des lampes d’une autre couleur s’allument. Le nombre de lampes allumées change continuellement, marquant le passage de la lumière sur la terre, nous reliant aux antipodes et reliant un site remarquable à un autre site remarquable.

Site_non-site veut nous relier à la perception d’une planète limitée, et dont tous les points sont comme des points d’acupuncture. La planète comme un être sur lequel les interdépendances planétaires sont de plus en plus tangibles et visibles, mais restent aussi liées à des interactions invisibles, voire spirituelles. " Il y a derrière ces projets, une idée du monde et de la vision, de l’existence et de l’apparaître, du " fond " et du fond du fond, qui ne déparerait pas les systèmes philosophiques classiques ". Site_non-site est une réflexion sur l’absence et la présence, sur le virtuel et le réel " comme si la carte était une carte dont les deux côtés se répondaient : envers / endroit, endroit / envers. Lumière / ombre ; chaud / froid ; jour / nuit, nuit / jour ". La nuit renvoyant à la disparition. Anne Cauquelin voit ainsi dans ce projet l’expression de la crainte de disparaître quand on ne nous regarde pas : identité, peur de la mort, désir d’ubiquité seraient des éléments en filigrane de ce projet. Le désir d’ubiquité serait une expression de la peur du manque, renvoyant à la peur de la disparition. L’art c’est le manque, ou la peur du manque. L’art c’est regarder ce vide et le désir de défier le temps.

Comment définir des œuvres d’art technoromantiques ? L’utilisation d’outils technologiques peut-il être un critère ? Certainement pas : des œuvres d’art non technologiques parlent de notre société avec parfois plus de pertinence et d’acuité que des œuvres purement techniques qui n’expriment que le totalitarisme doux de notre société de " l’information et de la communication ". Les matériaux écologiques ou les thématiques environnementalistes pourraient-ils définir des œuvres technoromantiques ? Des œuvres issues d’un autre âge ne seraient plus motrices de notre imaginaire, et auraient sans doute des difficultés à exprimer les complexités paradoxales de nos sentiments dans notre société, ou à se relier à nos perceptions corporelles. Pourquoi se priver de technologies, pourquoi se priver de poésie et de romantisme ?

Les œuvres technoromantiques se définissent autour des problématiques écologiques au sens large : c’est-à-dire pas seulement la relation à la destruction de l’environnement, mais aussi au contexte social, économique et technologique. Parlons de Technoromantisme comme désir de l’art, comme moteur de nos sensibilités et de nos prises de consciences très profondes. Parlons de Technoromantisme comme théorie plastique, simple stimulus de nos imaginaires, il est une invitation à une prise de conscience écologique dans l’univers technoscientifique.

Stéphan Barron